11 - S'abandonner à la relation...

... ou l'art de s'abandonner à la Vie !

Lorsque j’ai commencé ce tour de France en 2020, je suis parti avec un objectif : rencontrer des collectifs, des tiers-lieux, des éco-lieux… et creuser la question des collectifs : les richesses et les limites de tous ces lieux, en quoi ils pouvaient être des points d’acupuncture pour aider le monde à vivre ce passage immense qui est en train de se vivre.
 
Et plus je rencontrais les personnes, plus j’ai senti que j’étais appelé à changer ma posture intérieure. J’ai alors fait le deuil de tout objectif, de tout projet, de toute attente, et j’ai choisi de m’abandonner à chaque rencontre vécue, qu’elle soit prévue à l’avance (personnes m’ayant dit qu’elles souhaitaient que l’on se rencontre) ou qu’elle arrive de façon inattendue, au détour d’une conversation à une terrasse d’un café ou sur la place d’un village. Je ne veux plus faire rentrer la moindre rencontre dans le cadre de mes objectifs.
 
Cet abandon, ce n’est pas seulement ma petite histoire. Cela parle d’une posture qui aura probablement de plus en plus d’importance face aux impasses écologiques, économiques,politiques, religieuses… S’abandonner afin de laisser un autre plan de Conscience que celui que nous connaissons sur un plan horizontal émerger. Afin que de nouvelles réponses émergent à partir de ce nouveau plan de Conscience. Ne pas chercher de solutions sur le même plan que ce plan sur lequel se vivent toutes ces impasses, mais accueillir des réponses qui sont révélées sur un autre plan de Conscience.
 
Je laisse quelques auteurs évoquer l’importance de cet abandon…
 
Et en premier Christiane Singer, qui dit cet abandon de façon tellement belle. Tout est dit :
« Ma vie est devenue simple. Je n'ai plus aucun concept ni représentation. Je rencontre ceux qui me rencontrent avec une innocence de moineau. J'y gagne une légèreté inconnue jusqu'alors. (...) Ainsi ne s'agit-il que de vivre ce qui nous rencontre. (...) Une force secrète coule en permanence. Rejoins-là. Il n'y a plus rien qui ne soit pas l'essentiel. (...) Être baigné d'un bonheur sans fin, qui ne veut rien, n'attend rien, ne sait rien de rien, sinon l'émerveillement que lui cause chaque instant, chaque rencontre.(...) Ce n'est que rarement la réalité qui nous prend à son traquenard. Le plus souvent, la représentation que nous nous en sommes élaborée suffit. C'est en elle que nous vivons. (...) La force de disponibilité qui m'habite m'étonne, c'est elle qui engendre les possibles. Comment aurais-je pu soupçonner que je puisse encore être si heureuse ? D'un bonheur sans fin, illimité qui ne veut rien, qui n'attend rien, sinon l'émerveillement de chaque rencontre, de chaque seconde ! Je dis bonheur par pudeur, mais ce qui m'habite en vérité est plus fort encore. Dès qu'un jugement quelconque se glisse jusqu'à moi, je me sens expulsée de ma cellule bénie où le plus précieux m'a été rendu : une vie dont chaque seconde porte son entier mystère, et son trésor d'enseignement. Cette vie que je ne m'étais jamais autorisée, où il n'est permis que de ne rien faire, de ne rien attendre, de ne rien programmer, de ne rien juger, de ne rien vouloir... la liste pourrait se prolonger à l'infini, et ce serait de plus en plus magique. Ce lieu où tout cela advient m'apparaît si précieux que je dois en prendre passionnément soin. C'est le jardin où Dieu se promène chaque matin. Son jardin secret... et moi je devrais le déserter ! Impossible. Je ne prendrai pas pareille initiative. Pas encore, du moins. Je pressens qu'il y aurait là germe d'une trahison. Mais est ce que je me leurre ? Pour décrire ce jardin, il n'est que ce vers d'un jeune poète israélien : « Là où quelqu'un a eu raison, l'amandier ne fleurira pas l'an prochain ». J'habite le jardin où personne ne prétend avoir raison et où les arbres plient sous le poids des fleurs. (...) Quelle émotion que de voir instantanément -lorsque n'y entre ni souhait ni intention- se modifier la réalité elle-même à l'instant même où notre conscience de la réalité se modifie" (Christiane Singer, Derniers fragments d'un long voyage).
« Ne plus rien ajouter de soi-même au flot d’Amour et de Vie qui Se donne à chaque instant. S’abandonner dans le flux. Célébrer l’intime perfection de toute chose ».
 
S’abandonner à la fraternité au-delà de nos identifications religieuses ou nationales :
« Le Christ nous invite à vivre toute rencontre de façon inconditionnelle, sans limite sur un plan spirituel (même si sur un plan humain les lois humaines peuvent poser un cadre à ces relations), en essayant de ne rien mettre d’autre entre l’autre et nous-mêmes qu’un espace vide, que la magie de la rencontre va venir remplir de sa puissance créatrice. Parce que quelle que soit la différence de l’autre, lui et moi sommes reliés par une même source, « une même nostalgie de Lui » (Cardinal Danneels). Cette reliance suffit pour rencontrer cet autre, mon frère. Nul besoin de mettre entre lui et moi un idéal, une revendication identitaire, une attente, une réaction... qui viennent empêcher la liberté créatrice de l’Esprit de se manifester ».   
Quand nous sommes enracinés dans notre dimension filiale, sans crispation et avec ouverture, la différence identitaire religieuse, culturelle, sociale ou politique devient une chance plutôt qu’une menace : car elle nous permet de creuser notre propre identité tout en nous enrichissant de la différence de l’autre.
Et c’est en buttant sur ces différences parfois irréductibles que nous sommes ramenés à cet essentiel de fils et fille de Dieu faisant de chaque femme ou homme de cette humanité notre sœur et frère. En effet quand les différences sont trop fortes pour être conciliables, alors reste la fraternité. Cette fraternité « n’exige » pas d’être en accord sur tout, mais elle « exige » de voir en l’autre ce Tout-Autre qui nous unit.
« Il y a en chaque être humain une altérité qui m’échappe, un infini qui m’échappe (…). Au cœur de cet entre nous se tient tout l’insaisissable, qui fait que chaque humain est pour tout humain l’infini, et non ce qu’il peut saisir, par savoir ou pouvoir, y compris sous prétexte du bien ou de la vérité. C’est dans ce que l’homme est pour l’homme qu’on sait ce qu’il en est de la relation primordiale » (Maurice Bellet, Dieu, personne ne l’a jamais vu).
 
Créer des lieux désintéressés, sans avoir un message « à vendre », à faire passer. Gabriel Ringlet, prêtre, le dit très bien :
« Ouvrir des lieux désintéressés… J’ai eu l’occasion depuis ces dernières années de côtoyer de très nombreux milieux de tendances philosophique différentes, chrétiens, non chrétiens. Ce qui m’a le plus frappé, c’est que souvent, dans les questions, quand on discutait après la conférence, c’est le sentiment que la parole des églises est presque toujours intéressée, publicitaire. Comme s’il y avait un fonds de commerce à écouler à tout prix. Comme s’il y avait un calcul derrière la tête, un espoir en tous cas de s’agrandir. Comme s’il était impossible, voire contradictoire, de proposer l’évangile gratuitement. Mais qu’est-ce qu’un amour qui voudrait s’imposer ? C’est une pure contradiction dans les termes. Les églises dans les années qui viennent seront-elles capables d’ouvrir des lieux désintéressés, totalement ouverts, totalement risqués, sans aucune préoccupation de prosélytisme, aucune. Des lieux où on fait d’abord amitié. On l’a oublié et on devrait revenir à nos fondamentaux, le christianisme est avant tout une amitié une fraternité. Il ne faut jamais oublier qu’il s’est propagé à partir d’un repas : rappelez-vous, ce fameux jeudi où on ne peut pas séparer le partage du pain et le lavement des pieds. C’est limpide chez saint Jean : le partage du pain est un service. Jésus se met à genoux pour que l’homme se relève, et il casse complètement la relation à Dieu : « je ne vous appelle plus serviteurs, je vous appelle amis ». Le jeudi Saint est fondateur du christianisme. Nous avons besoin de retrouver des tables du jeudi Saint, de retrouver des lieux où nous échappons aux étiquettes, où nous ne devons pas tout le temps faire bonne figure, où nous osons avouer notre fragilité, où nous sommes reçus pour nous-mêmes quel que soit notre chemin. Que signifierait une amitié sans ouverture, que voudrait dire une fraternité sans partage, à l’heure où la répartition des ressources se pose à l’échelle planétaire… Je prends un petit exemple que vous connaissez bien : on n’a jamais investi autant d’argent dans le combat contre la maladie à travers le monde, et pourtant 90%des sommes engagées dans les pays du monde sont engagés dans les pays riches. Et ce sont les plus riches dans les pays riches qui bénéficient le plus de la santé. Paul Ricoeur, mon grand maître en philosophie, poussait la question encore plus loin, juste avant sa mort, quand il demandait « quels sont aujourd’hui les biens sociaux fondamentaux qui ne sont pas devenus des marchandises » ? Autrement dit, aujourd’hui, qu’est-ce qui n’est ni à vendre ni à acheter ? Est-ce que nous allons devoir bientôt acheter l’air que nous respirons, nous devons acheter l’eau alors pourquoi pas l’air bientôt. Le christianisme ne sera crédible que si en faisant amitié il montre un formidable souci d’humanité ».
 
S’abandonner à l’Amour divin, qui est infini et inconditionnel :
« Dieu se donne lui-même. Ce don invite les humains à devenir fils et filles de Dieu, et frères et sœurs les uns des autres » (Geneviève Comeau). Voilà le cœur de la foi chrétienne. Quand nos différences dogmatiques, de croyances, de pratiques, ou quand notre besoin de défendre notre identité viennent contrecarrer ce cœur, cet essentiel de la foi, alors nous sommes en danger de pervertir le message évangélique au nom de Dieu ! Le dogme ne sert pas à enfermer la vérité mais à laisser vivre la question dont il garde la trace.